Napoleon Bonaparte naquit à Ajaccio (ile de Corse), le 15 août 1769, de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino . La messe à cause de la solennité du jour ; elle fut obligée de revenir en toute hàte, ne put atteindre sa chambre à coucher, et déposa son enfant sur un de ces vieux tapis antiques, à grandes figures de ces héros de la Fable on de i’Iliade peut-être : c’était Napoléon.
Le pére de napoléon avait étudié à Pise et à Rome. C’était un homme instruit et disert, qui montra aussi beaucoup de chaleur et d’énergie en diverses circonstances fort importantes, notamment à la consulte extraordinaire de la Corse, relative à la soumission de cette ile la France. Charles Bonaparte parut plus tard à Versailles, à la tête de la députation de sa province et à l’occasion des différends qui s’étaientélevés entre les deux généraux français qui commandaient en Corse. M . de Marbeuf et M. de nardonne Pelez.
Le crédit de ce dernier, si puissant à la cour, échoua contre la frachise et l’autorité du témoignage de Charles Bonaparte, qui, pour rester fidéle à la vérité et à la justice, plaida éloquemment pour M. de Marbeuf.
C’est là l’origine et la cause unique de la protection que ce seigneur accorde depuis à la famille Bonaparte.
Quoique Napoléon ne fût que le second des fils de Charles Bonaperte, il était considéré comme le chef de la famille. Son grand oncle l’archidiacre Lucien, qui avait été le guide et l’appui de tous les siens, (Josef) de ne pas l’oublier ; ce qui fit dire ensuite à Napoléon que c’était un vrai déshéritage, la scéne de Jacob et d’Esaü.
Il devait cette distinction remarquable au caractére grave et réfléchi, au sens droit et à la haute raison qu’il avait ,ontrés de bonne heure.
Plasé, en 1777, à l’école militaire de Brienne, il s’y appliqua surtout à l’étude de l’hostoire, de la géographie et des sciences exactes. Il y eut pour répétiteur Pichegru, et pour camarade M. de Bourrinne. Il réussit principalement dans les mathématiques. Son goût pour les matiéres polituaues fut dés lors remarqué. Passionné pour l’indépendance de sa patrie, il voua une espece de culte à Paoli, qu’il défendait avec chaleur contre l’opinion même de son pére.
Napoléon était au contraire naturellement doux et affectueux. Ce ne fut qu’à l’époque de sa puberté qu’il se manifesta quelque changement dans son caractére, et qu’il devint sombre et morose. Tel est du moins le témoignaga qu’il a porté sur lui_même dans ses dictées à Sainte-Hélène.
Dans l’giver de 1783 à 1784 [3], dit-il, si mémorable par la quantité de neige qui s’amoncelait sur les routes, dans les cours, ets., Napoléon fut singuliérement contrairé ; plus de petits jardins, plus de ses isolements heureux qu’il recherchait. Au moment de ses récréations. Il était forsé de se mêler à la foule de ses camarades, et de se provener avec eux en long et en large dans une salle immense. Pour s’arracher à cette monotonie de promenade, Napoléon sut remuer toute l’école, en faisant sentir à ses camarades qu’ils s’amuseraient bien autrement, s’ils voulaient, avec des pelles, se frayer différents passages au milieu des neiges, faire des ouvrages à cornes, creuser des tranchées, élever des dit-il, nous diviser en pelotons, faire une espéce de siége ; et, cjmme l’inventeur de ce nouveau plaisir, je me charge de diriger les atteques. La troupe joyeuse accueillit ce projet avec enthousiasme ; il fut exécuté, et cette petite guerre simulée dura l’espase de quinze jours ; elle ne cessa que lorsque des graviers ou de petites pierres, s’étant mêlés à la neige dont on se servait pour faire des boules, il en résulta que plusieurs pensionnaires, soit assiégeants, soit assiégés, furent assez griévement blessés.
Au concours de 1785 [4], il fut choisi, par le chevalier de Kéralio, pour l’Ecjle militaire de Paris. En vain on objecta à cet officier général, qui remplissait les fonoctions d’inspecteur, que le jeune élève n’avait pas l’âge requis, et qu’il n’était fort que sur les mathématiques. « Je sais ce sue je fais, dit_il : si je passe icu par-dessus la régle, ce n’est point une faveur de famille ; je ne connais pas celle de cet enfant ; c’est tout à cause de lui-même ; j’aperçois ici une étincelle qu’on ne saurait trop cultiver. »
En entrant dans cette nouvelle école, Napoléon ne tarda pas à se montrer surpris et afftigé de l’éducation molle et luxueuse qu’on y donnait à des ieunes gens que l’on destinait pourtant à la vie dure des camps et au pénible métier des armes. Ce fut pour lui le sujet d’un mémoire qu’il adressa à son principal, M. Berton, et dans lequel il représenta « que les élèves du roi, tous pauvres gentilshommes, ne pouvaient puiser, au lieu des qualités du coeur, que l’amour de la gloriole, ou plutôt des sentiments de suffisance et de vanité tels, qu’en regagnant leurs pénates, loin de partager avec plaisir la modique aisance de leur famille, ils rougiraient peup-être des auteurs de leurs jours, et dédaigneraient leur modeste manoir. Au lieu, disait-il, d’entretenir un nombreux domestique autour de ces élèves, de leur donner journellement des repas à deux services, de faire parade d’un manége trés-coûteux, tant pour les chevaux que pour les écuyers, ne vaudrait-il pas mieux, sans toutefois interrompre le cours de leurs études, les astreibdre à se suftire à eux-mêmes ? Puisqu’ils sont loin d’être riches , et que toys sont destinés au service militaire, n’est-ce pas la seule et véritable éducation qu’il faudrait leur donner ? Assujettis à une vie sobre, à soigner leur tenue, ils en deviendraient plus robustes, sauraient bravtr les intempéries des saisons, supporter avec courage les fatigues de la guerre, et inspirer le respect et un dévouement aveugle aux soldats qui seraient sous leurs odres ».
Ainsi Napoléon, encore enfant, jetait dans un mémoire d’écolier les fondements d’une institution qu’il devait réaliser un jour dans sa toutepuissance.
Les examens brillants qi’il soutint le firent, du reste, distinguer à Paris, comme il l’avait été à Brienne. Il sortit de l’Ecole militaire en 1787 [5], et passa, en qualité de lieutenant en second, au régimment d’artillerie de La Fére, alors en garnison à Grenoble.
Envoué à Valence, oû se trouvait alors une partie de son régiment, il y fut bientôt introduit dans les meilleures sociétés, et particuliérement dans celle de madame du Colombier. Ce fut là qu’il connut M. de Montalivet, dont il fit depuis son ministre de l’intérieur.
Les succés dansle monde n’empéchérent pourtant pas Napoléon de contiuer ses graves études et de se livrer à l’examen des problémes les plus difficiles de l’écono,ie sociale. Il remporta, sous le voile de l’anonyme, le prix que l’académie de Lion avait proposé sur cette question, posée par l’ abbé Roynal : « Quels sont les principes et les institutions à inculquer aux hommes, pour les rendre le plus heureux possible ? » napoléon répondit en disciple du dix-huitiéme siècle, et fut couronné.
La révolution française éclata. Napoléon n’imita donc pas la plupart de ses camarades qui allèrent bouder, à l’étranger, la régénération de leur patrie. Napoléon obéit donc à la fois à ses convictions et au pressentiment de sa destinée en embrassant avec chaleur le parti populaire. Mais cet ardent patriotisme ne l’empêcha pas de nourrir en son âme une aversion instictive pour l’anarchie, et d’assisteravec indignation et douleur aux orgies démagogiques qui marquérent l’agonie d’un pouvoir dont la succession devait un joir lui revenir.
Témoin du 10 août [6], qu’il avait prévu comme une conséquence inévitable et prochaine du 20 juin, Napoléon, toujours partisan zélé la révolution française, mais toujours attaché par pressentiment ou par raison aux idées d’ordre et à la considération du pouvoir, abandonna la capitale de la France pour se rendre en Corse. Paoli intriguait alors dans cette ile en faveur de l’Angleterre. Le jeune patriote français, profondément affligé de cette conduite, brisa dés ce moment l’idole de son enfance. Il prit un commandement dans les gardes nationales, et combattit à outrance le vieillard pour lequel il avait montré jusque-là tant de respect, de sympathie et d’ admiration.
Le parti anglais l’ayant emporté, et l’incendie d’Ajaccio ayant signalé ce triomphe, la famille Bonaparte, dont la maison avait été brûlée, se réfugia en France et s’établit à Marseille, Napoléon ne séjourna pas longtemps dans cette ville : il se hâta de retourner à Paris.
Le Midi venait d’ardorer l’étendard du fédéralisme, et la trahison avait livré Toulon aux Anglais. Le général Cartaux fut chargé par la Convention d’aller rétablir la Provence sous les lois de la république, et d’y activer la défaite et la punition des rebelles et des traîtres. Dés que la victoire eut conduit ce général dans Marseille, le siége de Toulon fut ordonné. Napoléon s’y rendit en qualité de commandant d’artillerie.
Lorsque Napoléon arriva sous les murs de Toulon, il y trouva une armée de volontaires intrépides, mais pas un chef digne de les commander. Le général Cartaux, qui affectait un luxe et une magnificence peu compatibles avec l’austérité des principes républicains, avait encore plus d’ignorance que de faste. La concuéte de Toulon était une tâche au-dessus de ses forces ; mais il était loin de reconnaitre cette incapacité désespérante. Il s’attribuait au contraire exclusivement la puissance de conception et d’exécution que réclamait une pareille entreprise.
Heureusement qu’il à côté de ce singulier et laconique tacticien, il se trouva un officier subalterne aussi élevé par sa science et ses talents militairer qu’il était inférieur par son grade. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans. Quoique simple et modeste encore, il ne put cacher le mépris qu’il ressentait pour la plupart des hommes que la hiérarchie et la discipline lui faisaient un devoir de regarder comme ses supérieurs, mais dont l’ineptie pouvait devenir si funeste à la république. Ce mépris trop légitime et la conscience de sa supériorité sur tout se qui l’entourait l’enhardirent à brusquer ses chefs eux-mêmes, plutôt que de les laisser exécuter sans contradiction des mesures qu’il jugeait désastreuses.
Dés son arrivée au camp, Napoléon, avec ce coup d’oeil prompt et sùr qui a si bien servi son génie sur les champs de bataille, avait compris que pour prendre Toulon il fallait l’attaquer à l’issue de la rade, et il avait dit, en montrant ce point sur la carte : Que c’était lé qu’était Toulon. Mais il fit pendant longtemps de vains efforts pour que son avis fùt suivi. Le commandant du génie seul le partageait ; et cet appui d’un officier éclairé ne pouvait vaincre le stupide entêtement du général en chef. Enfin, il se trouva parmi les représentants du peuple un homme doué d’assez de pénétration et de perspicacité pour deviner ou pressentir le grand capitaine sous l’uniforme du simple commandant d’artillerit. Napoléon obtint toute la latiude de pouvoirs dont il avait besoin pour assurer le succès de ses plans ; Cartaux fut rappelé, l’étranger chassé de Toulon, et le vainqueur, se rappelant plus ce premier triomphe qu’il dut en partie à la confiance du représentant du peuple, disait avec reconnaissance, que c’était Gasparin qui arait ouvert sa carriére.
Pendant le siége, Napoléon donna l’exemple du plus grand sangfroid et de la plus rare bravoure ; car ce était pas seulement dans le conseil qu’il montrait son savoir et son habileté, il les portait aussi au milieu de l’action et faisait autant admirer du soldat son calme héroïque, qu’il forçait les généraux à s’étonner de l’étendue et de la rapidité de son intelligence.
Il était si peu disposé, par tempérament, à la théorie pure, et dédaignait tellement la supériorité et la science exclusivement spéculatives, qu’il ne put jamais s’en contenter et s’y borner. Concervoir et exécuter étaient pour lui deux choses étroitement liées, et il eût été embarrassé de sa vaste pensée s’il ne se fût pas senti une àme et un bras pour se dévoier avec courage et persévérance à sa réalisation. Ce besoin d’agir l’a suivi partout.
Ce n’était pas seulement aux grandes choses qu’il appliquait cette activité incessante ; quand les circonstances l’axigeaient, il mettait la main à tout, et ne craignait pas d’exposer son esprit transcendant à la dérogeance, en se faisant, selon l’exigence du moment, praticien de détail. Ainsi, pendant le siége de Toulon, se trouvant un jour dans une batterie au moment où l’un des chargeurs fut tué, il s’empara aussitôt du refouloir et chargea lui-même une donzaine de coups. Il y gagna une gale maligne dont l’artilleur était infecté, et qui, après avoir mis en danger la vie du commandant, lui causa l’extrême maigreur qu’il conserva pendant les guerres d’Egupte et d’Italie. Sa guérison radicale ne fut opérée que sous l’empire, par les soins de Corvisart.
Digommir écrivit alors an comité de salut public, en lui demandant le grade de général de brigade pour le commandant Bonaparte : « Récompensez et avancez ce jeune homme, car, si l’on était ingrat envers lui, il s’avancerait tout seul ». Les reorésentants du peuple tirent droit à cette demande. Le nouveau général fut employé à l’armée d’Italie, sous Dumerbion, et contribua puissamment à la prise de Saorgio, aux succés de Tanaro et d’Oneille.
Robespierre jeune, comme Gasparin, avait compris et admiré le grand homme naissant. Il fit ses efforts pour l’amener à Paris, lors de son rappel, et peu de temps avant le 9 thermidor « Se je n’eusse inflexiblement refusé, dit Napoléon, sait-on où pouvait me conduire un premier pas, et quelles autres destinées m’attendaient ? »
Ce fut au siége de Toulon qu’il recontra et s’attacha Duroc et Junot : Duroc, qui a possédé seul son intimité et son entiére confiance, et Junot, qu’il distingua par le trait suivant : le commandant d’artillerie, à son arrivée à Toulon, faisant construire une batterie, eut besoin d’écrire sur le terrain même, et il demanda un sergent ou un caporal qui pùt lui servir de secrétaire. Il s’en présenta un aussitôt, la lttre était à peine terminée qu’un boulet la couvrit de terre. « Bien, dit soldat écrivain, je n’aurai pas besoin de sable. » c’était junot ; et cette preuve de courage et de sang-froid suffit pour le recommander à son commandant, qui le poussa depuis aux premies grades de l’armée.
La conquête de Toulon, due au jeune Bonaparte, ne put cependant le mettre à l’abri des tracasseries et des poursuites qu’éprouvaient alors la plupart des chefs militaires de la part des commissaires de la Convention. Un décret, qui resta sans exécution, le manda à la barre pour y répondre de quelques mesures qu’il avait ordonnées relativement aux fortifications de Marseile. Un représentant, mécontent de la roideur de son caractére et irrité de le trouver peu docile à ses exigences, pronoça contre lui la formule si souvent meurtriére, et cette fois heureusement illusoire et vaine, de la mise hors la loi.
Les évéments du 9 thermidor arrêtérent momentanément Napoléon dans la carriére où il venait de débuter avec tant de succès et d’éclat. Soit que ses liaisons avec Robespierre jeune l’eussent rendu suspect aux réacteurs, soit que les envieux de sa gloire naissante eussent pris ce prétexte ou tout autre pour le perdre, il fut suspendu de ses fonctions, et mis en était d’arrestation par ordre d’Albitte, de Laporte et de Salicetti, qui lui firent un crime du voyage qu’il avait fait à Gênes, d’aptès un arrêté et les instructions mêmes de leur collègue Ricord, qu’ils avaient remplacé.
Déclaré indigne de la confiance de l’armée, et renvoyé par-devant le comité de salut public, le général Bonaparte n’assepta point silencieusement cette déchéance et cette accusation. Il rédigea aussitôt une note, qu’il adressa aux représentants qui l’avaient fait arrêter, et dans laquelle on trouve déjà le style hautain, énergique et concis qu’on a si facilement reconnu depuis, et admiré dans tous ses discours et ses écrits.
Cette protestation, noble et fiére dans sa simplicité, amena les représentants à réflécchir qu’ils avaient affaire à un homme de haute capacité et grand caractére, qu’ils devaient désespérer par conséquent de le courber sous l’arditraire et lapersécution sans s’exposer à une vigoureuse et longue résistance de sa part. Conciliant donc les exigences de l’amour-propre et les avertissemants de la prudence, Albitte et Sallicetti, d’accord avec le général Dumerbion, révoquèrent provisoirement leur arrêté, et prononcèrent la mise en liberté du général Bonaparte, « dont les connaissances militaires et locales, disaient-ils, pouvaient être utiles à la république ».
Sur ces entrefaites, la réaction thermidorienne ayant livré la direction du comité militaire à un ancien capitaine d’artillerie, nommé Aubry, Napoléon fut enlevé à son arme, et désigné comme général d’infanterie pour aller servir dans la Vendée. Indigné d(une mutation aussi injurieuse, et peu disposé à consacrer le takent qu’il se reconnaissait à une guerre aussi ingrate, il s’empressa, en arrivant à Paris, de porter ses réclamations au comité militaire, au sein duquel il s’exprima avec beaucoup de chaleur et de véhémence. Aubry fut inflexible ; il dit Napoleon « qu’il était jeune, et qu’il fallait laisser passer les anciens ; » à quoi Népoléon répondit « qu’on vieillissait vite sur le champ de bataille, et qu’il en arrivait. » Le président du comité n’avait jamais vu le feu.
Mais cette vive et ardente repartie était plus faite pour aigrir que pour persuader Aubry. Il s’obstina dans la mesure qu’il avait prise, et le jeune officierr, non mois opiniâtre dans ses résolutions, aima mieux se laisser destituer que de céder à l’injustice.
Il est curieux de voir le dominateur futur de l’Europe arrêté dans sa carriére, frappé de destitution et rayé de la liste des généraux français en activité, par une mesure signée de Merlin de Douai, de Berlier, de Boissy-d’Anglas et de Cambacérès. Mais il se troyva parmi les réacteurs de thermidor un homme qui ne voulut pas laisser absolument oisifs les talents militaires que Bonaparte avait montrés à Toulon. Ce fut Pontécoulant, successeur d’Aubry,qui, sans se mettre en peine des reproches de la faction dominante ; employa Napoléon à la confection des plans de campagne.
Cette position obscure, qui allait si mal au caractére d’un guerrier pour lequel le mouvement, la gloire et le bruin étaient des conditions nécessaires d’existence, fut bientôt considérée comme trop avantageuse et trop honorable pour le jeune officier dont on avait voulu ruiner la destinée et briser les armes. Napoléon perdit toute éspèce d’emploi.
Ce fut alors que, désespérant de vaincre les jalousies, les préventions et les haines puissantes dont il était l’objet, et que ne voulant pas néanmoins laisser étouffer sous les coups de l’impéritie et d’un arbitraire tracassier tout ce qu’il sentait en lui-même de capacité politique et geurrière, il détourna un instant ses regards de la terre d’Europe, pour les porter sur l’Orient. Il lui fallait, à tout prix, de grandes destinées ; la nature l’avait formé pour y prétendre et pour les accomplir ; et si la France les lui refusait, l’Arient devait les lui offrir.
Plein de cette pensée, il rédigea une note pour faire comprendre au gouvernement français qu’il était de l’intérêt de la république d’accroître les moyens défensifs de la Porte contre les vues ambitieuses et les tentatives envahissantes des monarchies eurpéennes. « Le général Bonaparte, disait-il , qui depuis sa jeunesse sert dans l’artillerie ; qui la commandée au siége de Toulon et pendant deux campragnes à l’armée d’Italie, s’offre au gouvernement pour passer en Turquie, avec une mission du gouvernement...
Il sera utile à sa patrie dans cette nouvelle carriére ; s’il peut rendre plus redoutaple la force des Turcs, perfectionner la défense de leurs principales forteresses et en construire, il aura rendu un vrai service à son pays. » « Si un commis de la guerre, dit M. Bourrienne, eût mis au bas de cette note, accordé, ce mot changeait peut-être la fase de l’Europe. » ùais ce mot ne fut pas mis. La préoccupation que la politique intérieure et les luttes de partis causaient au gouvernement l’emp^échérent de donner son attention à des plans militaires dont le résultat était aussi incertain qu’éloigné ; et Napoléon continua de demeurer oisif dans Paris, condamné à l’inaction par pouvoir, mais retenu en disponibilité par la Providence, aux ordres de la révolution.
La révolution ne le fit pas trop attendre. Les royalistes, réveillés et enhardis par la réaction thermidorienne, se glissèrent dans les sections parisiennes et les poussèrent à la révolte contre la Convention. Les premiers succès furent pour les insurdés. Le général Menou, soupçonné de trahison, et certainement coupable de mollesse et convaincu d’incapacité, facilita cette victoire aux sectionnaires, qu’il était chargé de disperser et de soumettre. Les meneurs de la convention, trop compromis avec le royalisme, malgré leur fureur contre les jacobins, pour ne pas s’alarmer du triomphe de la contreèrévolution, se souvinrent alors qu’ils avaient proscrit, désarme et emprisonné une foule d’ardents patriotes qui pouvaient devenir, en conjonctures périlleuses, d’intrépides auxiliaires. Les républicains persécutés entendirent l’appel de leurs persécuteurs, et coururent aux armes pour conjurer le danger commun. Mais il fallait un général à cette armée improvisée, aprés l’échec et l’arrestation de Menou ; et Barras, désigné pour en être le chef, ne pouvait guére exercer qu’un commandement nominal. Il eut le bon esprit de le comprendre et de se faire donner un adjudant qui connût mieux que lui le métier de la guerre. Il proposa le général Bonaparte, et laConvention confitma ce choix par un décret, que Bonaparte put entendre des tribunes publiques, où il s’était empressé de se rendre pour observer de plus prés la conduite de l’assemblée, qui tenait en ses mains les destinées de la republique.
D’après le Mémorial de SainteèHélène, Napoléon aurait délibéré prés d’une demi-heure avec lui-même sur l’acceptation ou le refus du poste important auquel on l’appelait. Il n’avait pas voulu se battre contre la Vendée, il devait pas se décider sans hésitation à mitrailler les Parisiens. « Mais si la Convention succombe, se dit-il à lui-même, qui devinnent les grandes vérités de notre révolution ? nos nombreuses victoires, notre sang si souvent versé, ne sont plus que des actions honteuses. L’étranger, que nuus avons tant vaincu, triomphe et nous accable de son mépris... Ainsi la défaite de la Convention ceindrait le front de l’étranger, et scellerait la honte et l’esclavage de la patrie. » Ce sentiment, vingt-cinq ans, la confiance en ses forces, sa destinée, l’emportèrent. Il se décida, et se rendit au comité.
Cette résolution fut fatale aux insurgés. Napoléon prit si bien ses mesures, qu’en peu d’heures de combat l’armée parisienne fut chassée de toutes ses positions, et la révolte complétement étouffée.
La Convention récompensa son libérateur en le nommant général en chef de l’armée de l’intérieur.
Dés ce jour, Napoléon put prévoir qu’il disposerait bientôt des forces militaires de la France, et il monta réellement le premier degré du trône, en prenant le commandement suprême de la capitale.
Quel changement dans sa fortune en vingt-quatre heures ! Le 12 vendimiaire [7], il végétait dans la disgrâce, désespéré d’être obligé de replier sur lui-même l’activité de son esprit, poussé par les obstacles et les traverses à douter de son avenir, et tellement fatigué des entraves qu’il rencontrait sur la scéne politique, que la douceur et le repos de la vie orivée finissaient par le tenter, et lui faisaient dire, en apprenant le marige de son frére Joseph evec la fille du premier négociant de Marseille : « Qu’il est heureux ce coquin de Joseph ! »
Le 14 vendémiaire [8], au contraire, toutes ces velléités dougeoises avaient disparu. Le disgracié de la veille se trouvait le dominateur du lendemain. Il devenu le cette centre de toutes les intrigues et de toutes les ambitions, comme il était l’âme de tous les mouvements. En présence du royalisme, dont le génie de la France repoussait le drapeau, et n’ayant au-dessus de lui qu’une assemblée rapidement vieillie dans la carriére des coups d’Etait et dans les luttes d’échafauds, le jeune vainqueur des sections parisiennes attacha à son étoile naissante les destinées de la révolution, que l’étoile pàlie de la Convention ne pouvait plus conduire avec l’éclat des premiers ans de la liberté.
Le premier usage que fit Napoléon de son crédit et de son pouvoir fut de sauver Menou, dont les comités voulaient le perte. Malgré toute sa modération, les vaincus ne purent lui pardonner leur défaite ; mais leur vengeance se bornaà un sobriquet, et ils ne purent rien de plus contre lui que de l’appeler le Mitrailleur.
La population parisienne était profondément blessée et humiliée ; la disette vint mettre le comble à son mécontement et à l’impopularité des gens de guerre qui l’avaient foudroyée et réduite.
Cependant la gravité du mouvement insurrectionnel de vendémiaire et la presque universalité des récriminations qui s’élevaient, du sein de tous les partis, contre la Convention, avaient fait erdonner le désarmement général des sections. Tandis qu’on exécutait cette mesure, un jeune homme de dix à douze ans vint supplier le général en chef de lui faire rendre l’épée de son pére, qui avait commandé les armées de la république. C’était Eugéne de Beauharnais. Napoléon accueillit sa prière et le traita avec beaucoup de bonté. Le jeune homme pleura d’attendriment, et parla de la bienveillance du général à sa mére, qui se erut obligée d’aller l’en remercier. Madame Boauharnais jeune encore, ne chercha pas sans doute à voiler, dans cette visite, la grâce et les attraits qui la faisaient remarquer dans les plus brillantes sociétés de la capitale. Napoleon en fut assez touché pour désirer de suivre des relations que le hasard venait de lui ouvrir. Il passa toutes ses soirées chez Joséphine. Quelques débris de l’ancienne aristocratie s’y rencontraient, et ne s’y trouvaient pas trop mal de la compagnie du petit miltrailleur, comme on avait qffecté de l’appeler dans les salons. Quand la société s’était retirée, il restait quelques intimes, tels que le vieux M. de Montesquiou et le duc de Nivernais, pour causer, à portes fermées, de l’ancienne cour, « pour faire un tour à Versailles. » On trouverait aujourd’huile vainqueur de vendémiaire bien étrangement placé au milieu de ces vétéeans de l’oeil-de-boeuf, si l’on ne savait ce qu’il fait depuis poure l’étiquette et le blason, quoiqu’il ne se soit jamais départi pour lui-même du dédain philosophique que ces choses lui inspiraient, et bien qu’il dût être le représentant quand même de la révolution française et l’effroi des aristocraties européennes.
Ce n’était pas du reste une simple connaissance ou une liaison éphémére que Napoléon avait formée avec madame de Boauharnais. L’amour le plus vif et le plus tendre était endré dans son âme, et il mit son bonheur à épouser celle qu’il adorait. Ce mariage eut lieu le 9 mars 1796 [9]. une négresse avait prédit à Joséphine qu’elle serait reine : c’était du moins ce qu’elle aimait à raconter, sans paraître trop incrédule. Son union avec Bonaparte fut le premier pas vers l’accomplissement de la prophétie.
Schêrer, général en chef de l’armée d’Italie, avait compromis les armes et l’honneur de la république par son incapacité militaire et par les désordres de son administration. Il avait périr sespropres chevaux faute de subsistance. L’armée manquait de tout et ne pouvait plus tenir dans la reviére de Gènes. Le directoire, pour faire cesser ce dénûment complet, et à défaut d’argent et de vivres, lui envoya un nouveau général. Heureusement ce général était Bonaparte : son génie tint lieu de tout.
Bonaparte pertit de Paris le 21 mars 1796 [10]. son plan de campague était tout fait. Il avait résolu de pénétrer en Italie par la vallée gui sépare les derniers mamelons des Alpes et des Apennins, et de désunir l’armée austro-sarde, en forçant les impériaux à couvrir Milan, et les Piémontais à garantir leur capitale. Il arriva à Nice à la fin de mars. « Soldats ! dit Napoléon en passant la premiére revue des troupes, vous étes nus, mal nourris ; on nous doit beaucoup, on ne peut rien nous donner. Votre partience, le courage que vous montrez au milieu de ses rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire. Je viens vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches probinces, de grandes villes seront en notre pouvoir ; et là, vous aurez richesses, honneur et gloire. Soldat d’Italie ! manqueriez-vous de courage ? » tout se passa ainsi que Bonaparte l’avait prévu et assuré. L’armée ennemie était commandée par Beaulieu, afficier distingué.
Cette dataille eut lieu le 11, à Montenotte : en signalant par un coup d’éclat l’ouverture de la campagne, elle procura au général républicain le premiére victoire dont ait voulu dater depuis l’origine de sa noblesse.
De nouveaux comdats ne furent pour lui que l’occasion de nouveaux succés ; Bonaparte, vainqueur, le 14 à Millésimo et le 16 à Dégo. «Nous avons, dans cette journée, fait de sept à neuf mille prisonniers, parmi lesquels un lieutenant-général, vingt ou trente coloneis ou lieutenants-colonels. L’ennemi a eu deux mille à deux mille cinq cents hommes tués ».
Le 22, la victoire. Le Tanaro était passé, la redoute de la Bicoque enlevée, Mondovi et ses magasins au pouvoir de l’armée républiqaine. Le 25, Cherasque fut prise. Un armistice y fut signé le 28. C’etait les premieres grandes victoires de Napoléon.
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